L'admirable déroulement du temps
Tous les textes de cette page
sont extraits de l'ouvrage :
Yves Dreiss :
L'admirable déroulement du temps, entretiens avec Yves Roullière.




Autodérision
Une des Autodérisions d'Yves Dreiss
qu'il a coutume d'écrire
au dos de ses toiles




Le radeau de la Méduse
Théodore Géricault
Le radeau de la Méduse
- 1819







Baie de Somme
Alfred Manessier
Baie de Somme (détail) - 1954







Ascension et pause
Johannes Itten
Ascension et pause (détail) - 1919





Autodérision




Figure étendue à deux têtes
Henry Moore
Figure étendue à deux pièces - 1964


Pierrot le fou
Jean-Luc Godard
Belmondo dans Pierrot le fou - 1965



Jean Vilar
Jean Vilar
Festival d'Avignon - 1952


Le manteau
Etienne Martin
Le manteau (détail) - 1962





Autodérision






Michaël Leibovici
Michaël Leibovici










Crayons
Yves Dreiss
Crayons - 1975










Laitue
Yves Dreiss
Laitue - 1998






Nu
Yves Dreiss
Nu - 1992







L'Annonciation dans le métro
Yves Dreiss
L'Annonciation dans le métro - 1994



Autodérision






Autodérision









Paysage en double lecture
Yves Dreiss
Paysage en double lecture - 1999









Nu à la fenêtre
Yves Dreiss
Nu à la fenêtre (détail) - 2007






Autodérision






Montreuil vu de ma fenêtre
Yves Dreiss
Montreuil vu de ma fenêtre - 2005



Autodérision




Voyage à Toronto
Yves Dreiss
Voyage à Toronto - 2008



Autodérision




Baie d'Halong
Yves Dreiss
Baie d'Halong (Vietnam) - 2006




Alfred Hitchcock
Alfred Hitchcock
Dans Hitchcock/Truffaut (1983)


Tableaux devant la fenêtre
Yves Dreiss
Tableaux devant la fenêtre - 2007


Le Baiser de l'hôtel de ville
Robert Doisneau
Le Baiser de l'hôtel de ville - 1950


La distribution ds biens et la mort d'Anania
Masaccio
La distribution des biens
et la mort d'Anania
(détail) - 1424












Nature morte aux pinceaux
Yves Dreiss
Nature morte aux pinceaux - 2005


Caricature
 
I) ENFANCE ET ADOLESCENCE


Aussi loin que je me souvienne…
  On dit que j'ai un caractère un petit peu anglais : peut-être une espèce d'humour à froid, une certaine réserve.

Fais-moi un dessin…
  Pour les enfants, le dessin compense la parole. Moi, j'ai continué à dessiner, alors que souvent on s'arrête après avoir développé ce premier mode d'expression : il est remplacé par l'exercice de la raison, du langage. Moi, j'ai continué : le dessin était pour moi un moyen d'expression important.

Les couleurs de l'enfance
  La couleur qui reste de mon enfance ? Plutôt le rouge, les couleurs de l'automne au Bois de Vincennes. Oui, ce rouge orangé. C'est un souvenir plutôt gai. Mais j'étais un enfant pas très simple, dans le sens où j'étais assez colérique. Je trouvais tout révoltant. Très jeune, je m'opposais vraiment, en n'étant jamais d'accord.

Le cirque de Picadilly
  Je me souviens qu'on travaillait par groupe, et moi je m'occupais toujours de la partie artistique. Ma singularité résidait dans ma capacité à représenter les choses. Je me souviens qu'on avait fait un voyage en Angleterre et que ma maîtresse m'avait dit (j'avais 9-10 ans à l'époque) qu'elle avait gardé mes dessins, parce que ça l'avait fait énormément rire de voir tous ces personnages différents que j'avais croqué sur Picadilly Circus. J'avais dessiné des types à ma façon à moi, c'est-à-dire : 0 + 0 = la tête à Toto, mais à chaque fois avec des expressions vraiment singulières.

Premières impressions...
  J'ai été impressionné par les grandes machineries romantiques, ces grandes peintures comme Le Radeau de la Méduse. Je trouvais ça extraordinaire. Ma sœur avait un gros livre d'histoire de l'art. C'était un livre sans couleur, en noir et blanc. Malgré tout, j'aimais beaucoup le regarder. Il s'arrêtait peut-être aux impressionnistes. Mais je me souviens avoir été au musée du Louvre voir ces grands tableaux que sont Les Massacres de Scio et La Mort de Sardanapale de Delacroix, tableaux incroyables pour moi.
Ce que je trouvais extraordinaire, c'était cette façon de procéder pour voir de tels tableaux : on s'en approche et on ne voit rien que des taches, puis on se recule et c'est la magie de la représentation. J'aimais aussi beaucoup les pastels du XVIIIème, les peintres comme Liotard. Et puis Fragonard, cette liberté qu'il a de peindre.

… et premiers balbutiements
  J'ai commencé à peindre très jeune, en partant parfois de tableaux, en faisant les choses "à la manière de". Je copiais librement des maîtres : Van Gogh ou Cézanne. J'essayais d'obtenir quelque chose qui me plaisait chez les autres, le résultat, mais aussi le plaisir de faire, c'est-à-dire de pratiquer la peinture, d'étaler des couleurs. Pour moi, c'était très satisfaisant.

Le "maître Manessier"
  J'étais très impressionné par Manessier. Je me souviens avoir cherché dans le bottin son numéro. J'ai téléphoné, et j'ai dit : "Est-ce que je pourrais parler au maître ?" La famille derrière, j'imagine : "Le maître ? Ben, il est là." J'ai été un peu déçu quand j'ai vu le personnage : je le portais tellement aux nues.



II) DES ARTS-DÉCORATIFS
AUX PREMIÈRES EXPOSITIONS


La magie des couleurs
  Dans les écoles d'art, on fait venir certaines vedettes qui ne sont pas forcément des enseignants et qui livrent leur savoir-faire, mais sans que ce soit étayé par une réflexion théorique. Par exemple, on jugeait des travaux de la façon suivante : "Ah oui ! Là, il faudrait peut-être retirer un peu de noir… Là, le rouge n'est pas tout à fait bien…" Alors qu'en fait ce qui est important, c'est de savoir ce que font les couleurs les unes par rapport aux autres. J'ai lu - tardivement - le livre d'Itten : L'Art de la couleur. Itten était un peintre enseignant du Bauhaus : son livre est une sorte de réflexion théorique sur la couleur, partant des théories de Newton, de Goethe. Itten mélangeait de façon très personnelle les théories scientifiques et les choix esthétiques. Lui, au moins, avait le mérite de tenter une synthèse.

Apprentissages
  Quelqu'un qui m'a vraiment intéressé, c'était Frutiger, d'origine suisse, un créateur de typographie. On apprenait le dessin de la lettre. Ça pourrait ne pas être du tout passionnant, mais il se trouve qu'il nous parlait très bien de la façon dont il envisageait son travail, c'est-à-dire de la façon dont on crée une typographie, dont il faut voir les relations existant entre chaque lettre, les rapports de vide et de plein pour qu'une lecture se fasse aisément. Il nous parlait en même temps de peinture, de ce rapport de la forme et du fond. C'était vraiment le seul qui nous parlait de son travail de façon extrêmement simple et qui en même temps nous ouvrait des perspectives très larges à partir de quelque chose de très spécialisé.

Le choc des sculptures
  Etant assez tourné vers la sculpture, j'aimais beaucoup Henry Moore. J'étais très impressionné par la dimension monumentale de son travail, et puis par son travail de transformation d'un corps, à l'encontre du côté destructeur d'un Picasso. J'ai vu de très belles sculptures de Moore à Londres, puis au Palais de l'Unesco. J'étais très intéressé par la dimension physique de la sculpture, cette présence dans l'espace. Je trouvais ça excitant. Dans la peinture, il y a un jeu avec la représentation : avec la sculpture, on peut avoir une impression immédiate.

Le cinéma de La Nouvelle Vague
  J'ai toujours été attiré par le cinéma. J'ai beaucoup aimé les premiers films de Godard : A bout de souffle, Pierrot le fou. Je trouvais ça formidable, parce qu'il mélangeait tous les genres. En même temps, il y avait des références à plein de types de cinéma. Par exemple, Pierrot le fou est une personne qui se raconte à la première personne du pluriel. A un moment, il dit : "Nous nous retrouvâmes dans un café, et là nous fîmes la connaissance de…" Puis on cadre sur un personnage du café qui dit : "Bernard-Henri." Il décrit ses goûts, comme on faisait dans le cinéma-vérité. Je trouvais ça très drôle. Après, Godard m'a, bien sûr, pas mal gonflé. Resnais, c'est encore autre chose. Ce que je trouvais très cinématographique chez lui, c'est ce jeu avec la mémoire, avec le rêve. J'aimais beaucoup L'année dernière à Marienbad.

La résistible ascension de Jean Vilar
  J'étais extrêmement impressionné par les pièces montées par Vilar. La résistible ascension d'Arturo Ui de Brecht était une pièce extraordinaire. Et puis, la façon dont Vilar jouait sur la scène, la façon dont il utilisait cette immense scène. Je n'ai jamais été attiré, ou convaincu, en revanche, par le théâtre classique. Le théâtre vraiment classique avec l'unité de temps, de lieu, je n'aime pas tellement ça. Même si j'adorais Le Cid dont je connais encore des scènes entières par cœur.

Des Arts-Déco aux Beaux-Arts : premières sculptures
  Je faisais des sculptures qui tournaient souvent autour du corps. Des sculptures formant des couples, mais des couples pas du tout réalistes, comme deux formes complémentaires, qui fusionnaient. En même temps, je n'étais pas du tout satisfait du résultat. Ma sculpture n'était pas très éloignée du biomorphisme, c'est-à-dire d'études de plantes, de fleurs, mais de forme un peu arrondie. Ce que j'aime dans la sculpture d'Etienne Martin, c'est qu'elle donne l'impression que les formes vont de l'intérieur vers l'extérieur, c'est-à-dire qu'il y a une sorte de poussée qui donne aux formes toute leur puissance. Au fond, c'était un petit peu l'inverse de ce que faisait Giacometti.

Mai 68
  Ce que j'ai bien aimé dans cette période, c'est son côté un peu délirant, théâtral, collectif. Délirant dans le sens où l'on remettait tout en question. On discutait. On faisait des tracts complètement fous. Par exemple, des musiciens en faisaient un du genre : "Nous voulons une musique qui ne soit pas de la musique mais qui, en même temps, révolutionne les consciences..." Des trucs vraiment fous. Et puis, ça allait contre une période un peu conformiste : "De Gaulle est notre père", etc. C'était amusant de rencontrer des gens comme Cohn-Bendit, qui avait une attitude extrêmement provocatrice… Je faisais partie de plein de comités, du "Comité Viêt-nam de base" par exemple.

Les limites de la sculpture
  La sculpture me pose tout de suite des problèmes, notamment parce qu'il faut faire des formes définitives. Surtout, dans la sculpture, le résultat est différent, par le moulage, du projet d'origine. Et puis, elle reste pour moi assez formelle. C'est un jeu de formes, et ça m'écrase un peu.

Peindre, dit-il !
  On louait, Michaël Leibovici et moi, des maisons en Italie, dans le nord de l'Italie, du côté de la Toscane, et la première année où nous avons été ensemble on s'est dit : on fait nos petits dessins dans notre chambre, chacun de notre côté. Or le paysage est tellement beau autour de nous : pourquoi ne partirait-on pas de ce que l'on a devant soi. Ça m'a beaucoup apporté. Là, j'ai décidé de faire quelque chose qui ne soit plus du tout conceptuel ou abstrait.

Dessins d'atmosphère
  J'étais en voyage, je n'avais pas la possibilité de trimballer ma peinture. Donc, je faisais beaucoup de dessins au crayon de couleur. Je tressais les couleurs un petit peu comme dans une tapisserie. C'étaient plutôt des dessins d'atmosphère, mais j'essayais de respecter au maximum ce que j'avais sous les yeux. Je ne savais pas comment j'allais les utiliser. Je pense que c'est le plaisir que j'éprouvais qui me reste. C'est pour ça que j'ai continué dans cette voie-là. Quand on est devant un paysage et qu'on le dessine, on est comme dans un état de méditation. On sent tous les bruits, on perçoit plein de choses avec une extrême finesse, on est en accord avec ce que l'on fait.

De la mémoire dans les tableaux
  J'avais envie de faire comme faisait cet Américain à l'époque du "pop art", Rauschenberg, qui appelait ses peintures "combin painting" - un mélange de collages. Sauf que moi, au lieu de faire un collage, de prendre quelque chose qui existait et de le coller, je recréais tout. Ce qui m'intéressait dans ces images, c'étaient autant les images elles-mêmes que ce qu'il y a entre elles. Ça formait de nouvelles images en combinant l'ensemble. Il y avait un côté très retenu en même temps là-dedans. Une forme d'ascèse. Ça créait une espèce d'atmosphère liée à la mémoire. J'avais besoin de faire quelque chose qui dure longtemps, comme Pénélope qui tisse. Pénélope, après, détruit ce qu'elle a fait dans la journée.



III) LES ANNÉES 80-90 :
DE LA RECHERCHE DE SOI
AU FOISONNEMENT INTÉRIEUR


"Faire son marché" de peinture
  Je me suis en effet posé la question : "Que peindre ?" Je faisais mon marché, j'achetais une botte de radis, et j'observais les radis. Le fait de les observer m'amenait à des considérations très complexes et contradictoires. A savoir qu'il est difficile, presque impossible, de représenter l'objet que l'on observe, et qu'il faut toujours se questionner sur la position qu'on occupe par rapport à cet objet… Tout ça pose des questions difficiles, et en même temps passionnantes à résoudre. J'avais l'impression que je pouvais rester extrêmement longtemps sur une toile, que ce n'était pas inutile, parce que ça donnait une épaisseur à la réflexion. C'est bien de faire des choses très spontanées, très rapides : encore faut-il avoir des choses à dire derrière.

La couleur des nus
  J'étais aussi impressionné par les débuts de la peinture, quand on a commencé à faire de la peinture à l'huile et qu'on combinait la peinture à l'œuf et la peinture à l'huile, dont les pigments étaient très chers. Il y avait le souci de mettre en valeur (je parle au XVème siècle, par exemple) toutes les couleurs. En même temps, ces couleurs étaient comme révélées par des couches successives de transparence, qui donnent à la peinture un aspect de nacre. J'étais très impressionné par ça, et au fond j'essayais de donner cette dimension-là à mes nus, à mes portions de corps, la peinture étant déjà par elle-même une peau. On n'a pas la même couleur de peau sur la main que sur l'épaule.

L'empreinte de la peau
  La base de mon travail : l'étude du corps et la traduction de la peau que j'essaye de rendre réelles par des équivalences picturales. Certains résultats ressemblent à des empreintes.

Des peintures qui racontent des histoires
  Le confinement est peut-être un défaut que je n'arrivais pas à maîtriser. C'était lié à ma façon de faire. En même temps, je voulais faire une peinture qui ne soit pas uniquement intimiste, avec des objets. J'avais envie de faire de la peinture d'histoire. Je n'avais pas les moyens de faire une grande fresque comme Le Radeau de la Méduse, mais j'aurais voulu faire une peinture qui raconterait une histoire avec des personnages et plein d'éléments différents.

Peinture underground
  Je procédais par une sorte de "tressage" des couleurs que j'utilisais par couches successives. Pendant plusieurs années, j'ai réalisé une série de toiles sur le métro. Je prenais des croquis sur place. Je m'intéressais aux différences d'échelles et j'essayais de rendre compte des situations dramatiques comme une pièce de théâtre.

Une petite crotte un peu débile
  Je suis content qu'on puisse percevoir de l'humour dans mes peintures, dans mes fruits et légumes notamment. L'humour dans les proportions… Dans le même sens, j'ai toujours inscrit des choses derrière mes tableaux, des petits textes qui au fond mettaient un petit peu à distance ce que je pouvais peindre. Il y a des titres qui me faisaient énormément rire. J'inventais des mots. Parfois, je faisais une espèce de description pseudo-scientifique de mon projet. Si l'on y perçoit de l'humour, c'est peut-être aussi par ma façon de faire, ce côté obsessionnel qui va parfois jusqu'à l'absurde. Quand on prend conscience de l'absurde, on rit. Disons que ce sont des réflexions qui viennent d'une façon totalement spontanée. Mais ce sont des réflexions où je me mets en scène en me ridiculisant un petit peu. Je me méfie toujours de me prendre trop au sérieux. Je prends bien mon travail au sérieux, mais je trouve important que ma personne ne soit qu'un passage. Je me mets en scène comme un personnage qui réfléchit longuement, puis qui, après un temps de réflexion très compliquée, sort une petite crotte un peu débile.

Marchands et acheteurs
  Les marchands sont des gens qui ont eu les moyens d'ouvrir une galerie, et puis voilà. C'est une façon pour eux d'apprécier la peinture, et de la goûter, parce que, sinon, ils ne l'auraient pas fait. Pour la personne qui achète des peintures, qui fait cet investissement, ce n'est pas seulement un placement d'argent. Il y a une relation, un contact. Et je trouve effectivement aussi que l'art ne vit que par ceux qui le consomment ou l'apprécient…

L'acte de peindre
  J'ai toujours beaucoup aimé peindre, l'acte de peindre, d'étaler des couleurs, de dessiner. J'ai davantage de plaisir à peindre dès que je vois un projet aboutir. Le fait même de tacher, si je peux dire, ma toile, de barbouiller presque, est pour moi jouissif.

Considérations sur Picasso et Matisse
  Je pense que je fais maintenant des choses plus compréhensibles, plus perceptibles par tout le monde. J'en prends conscience par un certain succès que je peux rencontrer auprès de gens qui auparavant trouvaient mon travail un peu tristounet, ennuyeux, et qui maintenant sont très enthousiastes de ce que je fais… C'est vrai que j'ai toujours considéré l'art comme quelque chose de très sérieux. Je n'étais pas parmi les artistes qui faisaient des choses provocantes. C'est lié à mon éducation, et à mon côté pudique peut-être. Je n'aime pas Les Demoiselles d'Avignon de Picasso pour cette raison-là. Pourtant, c'est quelque chose qu'il a travaillé, mais il voulait en faire un manifeste pour répondre un peu à Matisse. Ce que je n'aime pas non plus chez Matisse, c'est son côté trop complaisant vis-à-vis des rondeurs. Parce qu'en somme il a aussi fait des tableaux manifestes.



IV) DES ANNÉES 90 A NOS JOURS :
L'HYMNE A LA JOIE


L'unité retrouvée
  Avant, j'étais préoccupé par mon style, si je peux dire : "Non, je ne vais pas faire ça, parce que je ne suis pas dans cette période-là" ; "Je ne vais pas employer du rouge alors que je suis en pleine période bleue" ; "Qu'est-ce que c'est ? J'utilise un contraste qui ne va pas du tout !" A voir cela rétrospectivement, quand je faisais attention d'être dans la bonne perception, dans mon style, dans une certaine forme, mon travail avait beaucoup moins d'unité. Maintenant, je ne me préoccupe pas de faire quelque chose de complètement différent à ce qui précède. Et, en fin de compte, ça a beaucoup plus d'unité maintenant.

Un homme sous influence ?
  Je démarre un tableau : ça ressemble un petit peu à Matisse. Peut-être qu'avant j'aurais dit : "Non, ça ne va pas." J'aurais rectifié le tir, et je ne me serais pas lancé. Tandis que là, je continue. "Ça ressemble à Matisse ? Et alors ? Continuons." Et à la fin, généralement, le tableau ressemble à du Dreiss.

Un contrôle "ouvert"
  Je ne peins pas tout le temps d'après modèle. Je pense qu'il y a des choix à faire, et ces choix sont complètement intérieurs. Tout cela est un peu inconscient, bien sûr, mais disons que je suis plus excité qu'auparavant par ce qui va venir. Mes prises de décision sont beaucoup plus radicales, donc moins hésitantes. Sans pour autant refuser l'hésitation, qui peut avoir un côté révélateur : je la laisse advenir à moi, et, paradoxalement, je la contrôle. Sans me contrôler moi-même, il y a une forme de contrôle qui se fait, un contrôle "ouvert". Ça me donne une émotion très forte. C'est peut-être le vieillissement qui me pousse davantage à ne pas refuser mon émotion.

Montreuil vu de ma fenêtre
  Je travaille depuis plusieurs années sur le thème de la ville de Montreuil. Je réalise des tableaux juxtaposés les uns autres avec des points de vue recadrés sur le motif, l'ensemble formant de grands paysages constitués de focalisations différentes à des moments de la journée également différents. Je suis à Montreuil depuis 1998, je m'y sens bien, et j'ai voulu montrer le plaisir que j'avais à habiter un lieu. J'ai donc commencé par des dessins d'après nature (à partir de ce que je voyais de ma fenêtre), à la tombée du jour car j'aime les moments qui basculent, puis une série a suivi. Et ce qui me passionne maintenant, c'est ce décalage qui se produit entre les tableaux, d'une image à une autre. Une éclipse-ellipse s'est produite, le paysage se déploie comme un récit, dans le même mouvement que dans une BD dans laquelle il y a toujours quelque chose à lire entre deux vignettes.

Discours sur la méthode
  En fait, je n'ai pas de méthode. Je le vois par rapport aux autres artistes, quand je discute avec eux. Souvent, ceux qui ont une certaine expérience utilisent tel ou tel type de support, et puis ils n'en sortent pas, parce qu'ils ont trouvé leur "truc", si je peux dire. Moi, pas tellement. J'aime bien que ça change. C'est ça qui est rigolo. Par exemple, actuellement, je suis en train de préparer mes toiles moi-même. J'achète de la toile écrue, et puis je coupe, je ponce un peu, et je trouve ça vraiment magnifique. Je me demande comment j'ai pu peindre sur des toiles industrielles.

Le goût du risque : "tout fout le camp"
  J'aime qu'il y ait un risque. En ce moment, j'utilise mes dessins sous forme de collage, en faisant des sortes de natures mortes avec des éléments qui constituent le métier de peintre, c'est-à-dire les pinceaux, les mélanges de palettes, etc. Je colle ces dessins (c'est bien sûr un peu hasardeux au départ, qui peuvent être complètement détruits en fonction de ce que je vais trouver après. Parfois, ça va m'embêter, car il y a des dessins sur lesquels j'ai passé du temps, mais je trouve que le jeu en vaut la chandelle. Je préfère détruire le dessin si je le sens comme ça plutôt que de le préserver comme je le faisais parfois avant, en disant : "J'ai fait cette peinture, cette partie-là est vraiment bien, je vais m'arranger pour que le reste s'accorde avec ce petit morceau." Ça, c'est un attrape-couillon, parce qu'en fait on rate tout. Et le petit morceau qui est joli, qui est bien, de toute façon, est emporté par le reste. Tout fout le camp. Maintenant, non, le dessin disparaît, tant pis. S'il apparaît, il faut que ce soit comme un miracle, si je peux dire.

A quoi reconnaître un bon tableau ?
  Un peintre disait : "Quand un peintre retourne un tableau longtemps après l'avoir fini et qu'il ne voit pas ce qui ne va pas, ce n'est pas un bon peintre." C'est ce que j'éprouve en tout cas. Je rectifie, mais d'une façon extrêmement légère. Le travail était auparavant beaucoup plus fastidieux. Quand je rectifie quelque chose à présent, c'est de l'ordre de cinq minutes. Pendant que je fais le tableau, il y a de très longs moments où je regarde une partie du travail, où j'associe, où je dis : "Là, peut-être…" Tout cela est d'un ordre tellement intérieur et fragile que ça nécessite beaucoup de concentration. Je peux passer un après-midi à regarder mes tableaux. Quand j'ai travaillé intensément, le lendemain, je regarde ma production, et je vois, j'imagine, je rêve sur tous les possibles d'un premier jet.

Chinoiseries : l'essentiel de la grenouille
  J'ai acheté des petits bouquins de peintres chinois qui parlaient de la peinture, et j'y ai trouvé ce que je cherche aussi. Par exemple, un maître conseillait à ses disciples que, pour faire une grenouille, il faut la peindre très souvent pour en pénétrer l'essence. Une fois qu'on a fait tout ce déblayage, avec des détails qui ne sont pas forcément nécessaires, on arrive à l'essentiel de la grenouille. A ce moment-là, la grenouille devient vraiment présente dans sa représentation avec ce jeu qui consiste à faire pénétrer en nous ce qui nous est extérieur, ce que nous avons devant.

Plans-séquences
  C'est vrai que j'ai bien aimé la bande dessinée. Je n'en lis plus tellement, mais j'en ai beaucoup lu à une certaine époque. Et puis, j'aime beaucoup le cinéma, et surtout des plans-séquences. J'avais écouté des interviews de Fritz Lang ou de Hitchcock, et tous deux attachaient beaucoup d'importance à la dernière image qui apparaissait dans le plan-séquence et la nouvelle image qui apparaissait dans le nouveau plan. Au fond, les liens qu'ils faisaient dans le montage entre : "Je termine sur cette chaise", et puis : "De cette chaise va surgir autre chose" étaient pensés dans une relation duelle soit par un flou , soit comme une sorte de collage - et c'était très important par rapport à la narration. Par exemple, quand quelqu'un ouvre une porte, il va d'un point à un autre, et, dans le plan-séquence suivant, il faut que ce personnage aille dans le même sens , sinon c'est un peu difficile à comprendre sur le plan narratif. Maintenant, c'est vrai qu'avec Godard et les autres on a un peu rompu avec ça.

Peinture, peintures intérieures
  La peinture a une dimension tout à fait spécifique. Elle est à la fois ouverte, c'est-à-dire qu'on croit tout voir d'un seul coup et, en fait, on ne voit pas grand-chose. C'est en creusant la question qu'on en comprend toute la dimension à la fois complexe et méditative. La peinture, l'objet artistique, est un objet de contemplation et de méditation.

L'enterrement de la photo
  Un très grand comme Cartier-Bresson faisait des photos parfois très fortes, très émouvantes, mais je ne sais, si j'avais une de ses photos chez moi, dans quelle mesure je la regarderais avec la même émotion. Cette émotion, quand je la vois, surgit très vite, du fait qu'elle ne passe pas par le corps d'une personne - bien que l'on photographie aussi en partie avec son corps évidemment. En même temps, il y a quelque chose de paradoxal dans la photo que je n'éprouve pas du tout dans la peinture : un côté morbide presque inévitable, même quand elle est prise par un Doisneau qui fait pourtant des clichés joyeux, heureux… Ce geste, qui a eu lieu à un moment donné, est complètement mort, il a complètement disparu. La saisie de cet instant, c'est son enterrement.

La peinture hors les temps
  La peinture a cette dimension complexe, au fil des ans. Elle permettait au chrétien de méditer sur sa foi à partir d'images, des images chargées symboliquement. Peut-être y avait-il des gens qui, tout en ne comprenant rien à la peinture, étaient très émus de voir certaines œuvres. C'est cette dimension-là qui me plaît d'abord au moment de la Renaissance, au moment de Giotto. Les personnages sont vraiment très émouvants sur le plan humain. On sent que ce sont les débuts d'une représentation complètement différente, où l'homme prend une position tout à fait centrale, même au niveau des sentiments. Masaccio a fait des fresques superbes. Rien que dans la façon dont une femme tient son enfant, quelle force ! C'est incroyable et très émouvant. Ce n'est pas mort - même en reproduction !

Peinture et cinéma
  Au cinéma, il faut rester là à regarder jusqu'au bout. J'aime beaucoup certains films, mais à force de les voir, je me dis : c'est toujours la même chose qui recommence. Tandis qu'avec la peinture les angles d'attaque peuvent être à chaque fois complètement différents. On le voit bien dans l'histoire de l'art : on redécouvre des peintures qui avaient complètement disparu, en en faisant une nouvelle lecture. Sans doute parce que le tableau est un objet immobile, comme la sculpture.

Peinture et sculpture
  Les sculpteurs sont des personnages assez bêtes dans le sens animal : ils éprouvent avec leur corps plus que les autres. Une sculpture est un objet qui ne peut effectivement bouger… Le tableau a l'avantage d'être plus libre, plus souple dans son exécution, et l'inconvénient d'être moins concret. Il est quand même très lié à la représentation, tandis que la sculpture, elle, elle est. Elle est d'emblée.

La peinture d'aujourd'hui
  On aboutit aujourd'hui à un académisme de l'avant-garde. L'avant-garde du début du XXème siècle, qui était une véritable remise en question de la représentation en art, ne l'est plus du tout, parce qu'on fait des copies de copies de copies. C'est une répétition à l'infini d'une révolution qui a peut-être eu lieu mais a singulièrement perdu en fraîcheur…

Des goûts et des couleurs
  Maintenant, on te dit ce qu'il faut aimer, ce qu'il ne faut pas aimer, ce qu'il y a d'important et ce qui n'a aucune valeur. Et puis, il y a le marché, avec les cotes qui peuvent monter énormément sur le plan international, ce qui fait qu'on ne va pas commander à tel ou tel. Les artistes de notre époque sont au fond des animateurs culturels, plutôt gentils. Je n'attaquerais pas les artistes eux-mêmes, mais ceux qui les utilisent.

L'art nouveau
  Maintenant, on invite l'artiste plasticien pour créer un événement au sein de tel ou tel festival. Il n'y a plus tout de message. A Montreuil, il y a une pelouse près du syndicat d'initiative. Un artiste contemporain y a un jour installé une botte de paille. Ensuite, il a fait la représentation de la botte de paille, peinte, mais en carré, cubique. Il l'a peinte toute en bleue, et puis voilà. Il avait fait une sorte de tract pour expliquer son travail, mais pour expliquer quoi ? Que c'était intéressant que la campagne entre à Paris… Mieux vaut en rire qu'en pleurer !