Critique
Extraits d'un texte publié lors de l'exposition d'Yves Dreiss à la Galerie La Toupie (Paris, septembre-octobre 2010)


 

Yves Dreiss
Yves Dreiss



La conscience européenne
La conscience européenne - 2010




Nu escalier (détail 1)
Nu descendant l'escalier
à l'envers
(détail) - 2010




Accélérateurs de particules
Accélérateurs de particules - 2010




Nu escalier (détail 2)
Nu descendant l'escalier
à l'envers
(détail) - 2010
 
Yves Dreiss : Le jaillissement de la vie


 
Nombre de personnes qui découvrent l'exposition d'Yves Dreiss poussent un même cri : "Jaillissement de la vie !". Tentons de décrire d'abord un peu naïvement : violence des couleurs, qui, souvent saturées, peuvent aller jusqu'à se heurter, désordre apparent des objets qui sont disposés à l'intérieur du cadre, diversité des motifs qui peut aller jusqu'au disparate, fragmentation du support par collage, bipartition appuyée de certains tableaux.

 
Peut-être pourrait-on provisoirement subsumer ces impressions sous les deux chefs de violence et de fragmentation. Or, après qu'on s'est laissé saisir, faire, toucher, émouvoir, remuer par la perception immédiate, vient toujours le temps de la réflexion. Et la question qui se présente alors est celle-ci : comment et pourquoi ce que je nomme "violence" et "fragmentation" serait-il appelé à représenter les espèces et la modalité de ce qui s'appréhende par ailleurs comme "jaillissement de la vie" ? N'y a-t-il pas là quelque paradoxe ?

 
Alors je me tourne vers les métaphores, et je pense à cette expression courante : "explosion de vie". On dit aussi parfois : "éclater de rire". On voit bien que l'"explosion", en sa littéralité, fait signe vers la "fragmentation". Et maintenant, j'essaie de triturer ça, comme des couleurs sur la palette, cette conjonction de l'explosion et de la vie :

 
- Un jaillissement, une explosion, qui pète, qui crève, ça suppose un trop-plein. Et quand une eau rompt une digue, se précipite, c'est toujours dans un certain désordre, un certain tumulte. Ça se bouscule, à ce qui a tôt fait de cesser d'être un portillon. Heureusement, les "boues rouges" d'Yves Dreiss ne sont pas toxiques, au contraire…

 
- On peut changer de perspective, assez radicalement même, et considérer que l'élan de la vie est une aspiration à embrasser le tout, en une dynamique littéralement "panique". Ainsi, par exemple, dans certaines techniques dreissiennes, que j'ai dites de "fragmentation", on pourrait discerner une visée analogue à celle du cubisme, même si les moyens mis en œuvre sont très différents. On sait que le cubisme découpait l'objet dans le but de le présenter dans les deux dimensions du tableau sous tous ses aspects possibles. La volonté de conjoindre en divisant l'intérieur et l'extérieur, d'assembler un corps et un fauteuil
tout en les séparant pourrait relever de la même logique. Et l'on voit que, par un autre biais, on retombe sur un paradoxe de même facture que le précédent : comment vouloir saisir le tout ne peut-il se monnayer qu'en fragments ? Pas d'autre moyen humain en effet de tenter d'embrasser le tout que de le donner sous toutes ses facettes, ce qui implique aussi de laisser le contradictoire être contradictoire.

 
Reste la question de l'art, ce qui n'est pas rien ! Si Yves Dreiss, de toute évidence, a décidé ne pas mettre de frein au jaillissement de la vie qui bouillonne en son corps et danse devant son regard, il reste qu'il compose des tableaux. Il est difficile de pénétrer ce mystère, d'en exhiber les ressorts formels et techniques décisifs. Mais on peut postuler que l'acte pictural est chez lui à double face : c'est-à-dire, tout à la fois, que le pinceau et la palette sont là pour servir de relais à la vie, et que le tableau a pour fonction de donner forme à ce qui pourrait virer à l'informe, au chaos.

 
Peut-être que l'inimitable singularité du geste pictural d'Yves Dreiss consiste en ceci que, si secrètement subtil que soit son art d'harmoniser les couleurs par-delà les heurts manifestes, de jeter entre elles des passerelles, d'introduire des liaisons sûres, calculées et discrètes dans le désordre apparent, il est sans doute l'un des peintres qui savent laisser aller jusqu'à son extrême limite la poussée de la vie brute. Le cadre et la composition ne sont là que pour fixer la et les limites minimales au-delà desquelles l'explosion de vie crèverait la toile et les yeux. Yves Dreiss a besoin et de cette force et de cette limite. Le tableau est l'indestructible support de ce fragile équilibre. Quant à savoir comment il réussit cette tâche impossible, je ne peux que dire à chacun : "Regardez !"

 
Fernand Cambon

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